L'île déserte, vie sauvage, expérience d'une totale solitude , tels étaient les motifs qui me poussèrent à demander une autorisation de débarquer sur l'île des Etats, territoire militaire argentin. On m'a pris pour un fou, un doux dingue, un joyeux illuminé mais mon insistance et ma persuasion m'ont permis de poser mes sacs et des kilos de matériel. Un matin de décembre je sautai du voilier Kotick et me retrouvai au contact de la réalité maintes fois rêvée. Pendant deux ans, à l'abri dans ma petite maison rochelaise, j'avais imaginé cette expédition, appris le tir à l'arc, constitué avec application une liste de matériel, équipement qui se trouve immédiatement mouillé, trempé, inutilisable dans la tempête. Impossible d'envisager de passer trois mois sous la tente. Quand je réussis à trouver le rare terrain plat de quelques mètres carrés jamais à l'abri d'une inondation, le sol est tellement spongieux et la pluie incessante, que je n'arrive plus à conserver un vêtement sec. J'ai froid. L'humidité me transperce. Je pars chercher un abri vers les aplombs rocheux, je trouve une caverne, les conditions sont meilleures, je dors sur un sol sec. J'allume des feux et je reste collé au brasier, dehors il pleut, j'apprécie avec un plaisir intense la chaleur et la beauté des flammes. La fumée me pique les yeux, m'irrite la gorge et me pousse à fuir la tanière. Au milieu de cette végétation riche et exubérante, 35 kgs de matériel sur le dos alourdissent considérablement mes pas, et ralentissent mes déplacements.... (5 heures pour 1 km) Je tente de me faufiler entre les amas de végétation, je vais m'épuiser sur les pentes abruptes des montagnes. Entre les zones boisées, dans les champs de tourbe très dense aux riches coloris, mes pas laissent leurs empreintes comme pour l'éternité moulées dans cette masse inconsistante. Compagnon du vent et de la pluie, amant des plages de sable, malgré ma nature à m'adapter à tout, comme les animaux sauvages, je ressens la nécessité d'avoir un trou, un nid pour m'abriter. Me revoilà tapi dans mon antre taillé dans le roc sans aucune trace de présence humaine, seul avec mon vieux bidon de 20 litres transformé en poêle à bois... La grotte manque de perspective, le malaise que je ressens m'étouffe ce matin là. peut-être parce que le temps est particulièrement gris, je vois Hoppner avec un autre regard Je réalise que les jours de tempête peuvent être longs dans ma caverne. Je n'ai pas envie que mon île de liberté se transforme en prison. Je me fie à mon intuition, je quitte Hoppner pour Caleta Baiud à 5 km à l'ouest. Cette partie nord de l'île, beaucoup plus ensoleillée est abritée des vents violents qui soufflent d'un secteur sud à ouest, de plus je pourrai pêcher dans la baie. Ces conditions s'harmonisent , j'adopte le site et je vais par la même réaliser mon rêve d'enfant, je vais construire ma cabane dans un arbre. Pour son diamètre, sa hauteur, sa solidité et la configuration de ses branches, je choisis un guindo. Cet arbre à feuillage persistant, peut mesurer 15 mètres dans les régions protégées du vent et n'atteindre qu'un mètre cinquante dans les zones exposées. La cabane repose sur trois branches horizontales et forme un cube de 2m de côté. Des troncs de canelos ligaturés entre eux forment l'ossature sur laquelle je tends la bâche. Je récupère sur la plage la moindre planche pour le sol. Le poêle repose sur une grosse pierre plate. Je rigidifie l'ensemble avec des bouts. La réalisation de ce rêve d'enfant me remplit d'excitation, je dors peu, je travaille sans relâche, comme si le froid qui paralyse la nature devait arriver demain, je n'arrive pas à me calmer, l'enfièvrement l'emporte sur la raison. Mon arbre m'offre un confort inespéré, ma vie va s'organiser en dépit des tempêtes, enfin presque. je n'aime pas les orages. Et l'orage est arrivé, avec la foudre, avec le vent, l'arbre se couche j'éteins le feu, je ne veux pas quitter ce nouveau gîte. Une décharge suivie d'une détonation me pousse instinctivement à rentrer la tête dans les épaules, je plisse les yeux. Le temps d'un éclair, une autre coup de semonce, une gifle gigantesque, sèche, violente déséquilibre l'ensemble dans un claquement de bâche. Je bondis sur un rondin transversal, m'arque-boute pour contrecarrer la force de la bourrasque . Le vent boxe le végétal, je suis perché sur un punching ball. Avec le temps je m'habitue aux mouvements de l'arbre et je réussis même à dormir pendant les nuits de tempête. Dans mes bagages j'ai emporté du riz, des céréales et des aliments déshydratés de quoi assurer un repas quotidien, le complément sera le produit de la pêche ou de la chasse. Je chasse à l'arc, une chasse d'approche ou d'affût mais j'abandonne vite l'affût trop statique dans ces lieux humides et froids pour l'approche. Je dois apprendre à regarder, à sentir, à écouter. Mes sens atrophiés par une vie trop citadine se réveillent peu à peu. Comment en décochant la flèche ne pas penser aux indiens qui peuplaient la Terre de Feu il y a 100 ans ? On a retrouvé des traces dans Baia Crossley, preuve que certains indiens traversèrent le détroit Lemaire sur leurs frêles pirogues Comme eux je passe mes journées à la chasse pour m'alimenter La pêche est plus fructueuse, je ramène des robalos (poisson qui s'apparente au bar) dans mon filet. A partir de mon arbre j'explore l'île, mon G.P.S (appareil qui donne la position géographique par satellite) m'est d'un grand secours pour redessiner la carte : les cartes qui existent sont fausses. Le centre de l'île très montagneux offre un paysage grandiose. Seules ombres saillantes dans ce décor de cimetière, les cimes déchirent les cieux de leurs dents acérées. Des plates formes rocheuses très accidentées sont recouvertes d'énormes pierres qui paraissent tombées de nulle part. Les masses rocheuses témoignent des phénomènes qui ont désagrégé l'écorce terrestre et produit ce gigantesque émiettement. Dans ce monde minéral, désolé, vide, je ne perçois aucun chant d'oiseau, aucune ombre vivante, le seul habitant omniprésent souffle de toute la violence du désespoir : Un vent royal et terrifiant. Je l'entends s'époumoner dans la montagne, gémir dans les gorges, il ronge le roc, érode les plateaux, grignote les sommets. Plus bas il tempête dans les vallées, fouette les arbres, déforme les troncs, courbe les cimes, flétrit les rares fleurs, flagelle les jeunes pousses, s'affole dans les fjords et tourbillonne dans les baies. Ballotté comme une marionnette je lutte contre ce poids qui m'écrase et qui rage parfois à 150 km/h. Sur cette terre hostile, la nature a gardé ses droits et la faune peine à survivre en petit comité dans un équilibre fragile. J'ai encore pu rencontrer à notre époque un fragment d'écorce terrestre, vierge de toute exploitation et de présence humaine, où la main de l'homme n'a pas encore laissé son empreinte. Niché dans mon arbre, le coeur plein d'émotion je contemple le bord du monde. Un mois qu'il neige tous les jours, le 21 mars, grand moment, comme un bateau fantôme, la goélette débouche d'un grain à 100 mètres du rivage. Il faudra plusieurs tentatives pour qu'enfin je puisse regagner le bord, symbole d'une civilisation que j'avais abandonnée pour une longue solitude. |
André Bronner - Ile des Etats.